samedi 26 mars 2016

UNE CONVERSATION AVEC MICHEL BUTOR


LA RENCONTRE INESPÉRÉE ENTRE DEUX INNOVATEURS CONCEPTUELS: EMMANUEL LEGEARD ET MICHEL BUTOR!

THE UNHOPED-FOR MEETING BETWEEN TWO CONCEPTUAL INNOVATORS OF LEGEND: THE OLD MASTER AND THE YOUNG GENIUS - EMMANUEL LEGEARD AND MICHEL BUTOR





Emmanuel Legeard: Votre œuvre est très « organique »: la partie n’a de sens que par son rapport à l’ensemble. Donc je comprends très bien que vous ne vouliez pas être réduit à l’image que les anthologies de la littérature donnent de vous… les histoires littéraires… où on vous cantonne au nouveau roman, alors qu’évidemment vous êtes plus et autre que ça. Mais en quelque sorte, comme vous avez votre Victor Hugo personnel, j’ai mon Michel Butor à moi, que j’ai incorporé à ma propre substance intellectuelle, que j’ai assimilé, que j’ai « métabolisé », avec lequel j’ai vécu, et qui est malgré tout celui du nouveau roman: celui de Passage de Milan, de L’Emploi du temps, de La Modification et de Degrés qui est mon préféré et qui est à mon avis un chef-d’œuvre. Ça, c’est le Michel Butor qui fait partie de moi-même et qui fait partie de la vie d’énormément de gens. Il y a eu une espèce de phénomène de transmigration de ce que vous avez écrit dans leur existence propre et vous avez transformé la littérature en transformant la vie des gens. Ce qui était d’ailleurs votre projet de départ…

Michel Butor: Ah, oui, bien sûr, c’était l’intention.

Emmanuel Legeard: Pourquoi, alors que vous étiez manifestement un romancier surdoué – ce qui est excessivement rare – vous êtes-vous détourné du roman?

Michel Butor: C’est une question que, naturellement, je me suis posée moi-même très souvent. Beaucoup de gens voulaient que je me remette au roman, et en particulier les éditeurs qui s’imaginaient que si j’écrivais encore un roman, eh bien, il y avait une affaire à faire, ce que je ne croyais pas. Du tout. Donc j’ai essayé de me remettre à la narration. Et d’ailleurs dans ma critique et ma poésie, il y a énormément de narration, sauf que c’est une narration différente, qui part un peu de tous les côtés. Ce que je cherchais à travers le roman, bon, j’ai l’impression d’avoir réussi à le pousser à travers d’autres formes. Seulement, ça a beaucoup surpris les gens, ça a beaucoup surpris les journalistes et les critiques. Donc il fallu un certain temps avant que l’on se mette à me lire autrement, et évidemment, avec les livres qui ont suivi, on s’est mis à lire autrement les romans aussi. On ne les a plus lus tout à fait comme des romans. J’aurais bien aimé faire plaisir à tout le monde. Et j’ai essayé. Mais ça n’a jamais marché. Vous voyez, par exemple, Le Portrait de l’artiste en jeune singe, c’est une narration. Mais évidemment, on ne peut pas dire que c’est un roman. Ce n’est pas un roman d’abord parce que c’est autobiographique – c’est un peu le seul de mes livres qui soit vraiment autobiographique… autobiographique changé, un peu transformé, exactement comme font les gens maintenant qui font de « l’autofiction », comme on dit… j’ai fait ça bien avant! Ensuite, l’insistance sur les rêves fait basculer le livre dans autre chose que ce qu’on appelle d’habitude « roman ». Mais enfin, il y a du roman là-dedans. Et dans la critique, il y a aussi beaucoup de roman, parce que je raconte les gens. Comme vous le disiez tout à l’heure à propos des anthologies: une œuvre littéraire ou une œuvre picturale, pour moi, c’est indissociable des gens qui l’ont fait, du milieu dans lequel ça s’est fait et pour lequel ça s’est fait, et ainsi de suite. Alors: pourquoi n’ai-je plus écrit de roman après 1960, malgré mes efforts pour essayer de faire quelque chose qui ressemblerait quand même à un roman? Ça ne pouvait plus du tout ressembler à quelque chose qui pourrait recevoir un prix littéraire de fin d’année, naturellement. Ça, c’était fini pour moi. Mais pourquoi n’aurais-je pas réussi à faire quelque chose avec des personnages inventés et, bon, mais j’ai essayé, et il y a des parties romanesques dans certains de mes livres. Seulement, c’est enfoui en quelque sort à l’intérieur de quelque chose de différent. Vous voyez, j’admire beaucoup Zola. Mais surtout, j’admire extraordinairement le sociologue dans Zola et les études préparatoires qu’il a réalisées pour l’élaboration de ses livres. On peut dire qu’inversement à Zola, chez moi, ce sont les études préparatoires qui ont dévoré tout le reste.

Emmanuel Legeard: C’est très intéressant ce que vous dites des études préparatoires de Zola. Dans vos études critiques [Répertoire, etc.], Portrait de l’artiste en jeune singe aussi, il y a cette volonté d’identification. Or on n’est jamais plus intensément soi-même que lorsqu’on cherche à s’identifier aux autres…

Michel Butor: Oui!

Emmanuel Legeard: Est-ce que justement le fait d’avoir abandonné le roman pour se « rabattre » – je ne le dis pas dans un sens péjoratif – sur l’essai critique, ce n’était pas le moyen pour vous d’ajouter cette dimension… ce mode d’intensité qui complétait le mode d’ampleur, expansif, que vous aviez exploité avec le roman, et qui était d’une complexité luxuriante, mais uniquement géographique, cartographique – plane, en quelque sorte…

Michel Butor: Oui.

Emmanuel Legeard: …et qui ne laissait pas de place à votre authenticité que vous retrouvez en étudiant…

Michel Butor et Emmanuel Legeard (simultanément):…les autres.

Michel Butor: Oui. C’est un peu ça. Et puis, parallèlement, c’est aussi lié à ma carrière tortueuse de professeur. Car j’ai toujours gagné ma vie comme professeur. J’ai essayé de travailler un peu chez les éditeurs, comme la plupart des écrivains un peu connus qui ont un port d’attache [i.e. une maison d’édition attitrée]. Mais au fond j’étais fait pour être professeur, donc j’ai une carrière de professeur très anormale, pas du tout « française »… L’Université française m’en a beaucoup voulu de mon indépendance, et ça a été une bénédiction pour moi quand j’ai pu avoir un poste permanent à Genève, ça a été la libération, et l’Université française m’en a voulu encore plus, parce qu’ils étaient très jaloux. Mon activité de professeur m’obligeait à lire et relire intensément un certain nombre d’écrivains et ça a été pour moi toujours passionnant et, bon, j’essayais de me mettre dans la peau du personnage, écrivain. Les écrivains sont des gens qui parlent donc on n’a pas besoin de les faire parler… et pourtant on a besoin de parler à leur place, parce qu’il y a toujours des choses qu’ils n’ont pas réussi à dire et qui naturellement éclairent tout le reste. Moi, j’ai toujours rêvé d’avoir des critiques qui m’éclairent sur moi-même, ce qui est arrivé, comme en l’occurrence… qui m’éclairent moi-même sur ce que j’ai écrit. Au bout d’un certain temps… donc, j’étais professeur à Genève, après l’avoir été dans bien d’autres endroits. J’étais professeur à Genève. Et je vivais à Nice. Et je faisais la navette entre Nice et Genève. Et j’avais deux personnalités, si vous voulez, j’avais la personnalité de professeur à Genève et la personnalité d’écrivain, et d’ami des peintres, etc. à Nice. C’était assez acrobatique, tout ça. Donc il y a une schizophrénie, mais qui est, je dirais, caractéristique du romancier. Les romanciers ont la faculté de se multiplier en personnages. J’avais cette faculté, alors je me suis multiplié moi-même en personnages, et j’ai essayé de comprendre pourquoi Balzac avait traité tel genre de chose ou, aussi bien, pourquoi Mondrian s’était mis à faire des carrés, ou des rectangles.

Emmanuel Legeard: Vous avez déclaré un jour que vous étiez une espèce de « métis »… (1)

Michel Butor: Je suis terriblement français. J’ai pris suffisamment de distance par rapport à mon pays pour pouvoir me moquer d’un certain nombre de ses ridicules comme le fait de devoir composter les billets dans les chemins de fer, ce qui est une exception française totalement stupide, par exemple. En fait, je ne suis pas très doué pour le métissage, je ne suis pas très doué pour les langues. J’ai toujours essayé d’apprendre. Mais la timidité fait que j’ai beaucoup de mal à m’exprimer dans les langues étrangères. J’ai beaucoup vécu dans des pays de langue anglaise, en Angleterre et aux Etats-Unis, surtout. J’ai même fait des cours en anglais. Mais là, parce que la nécessité me forçait, alors je passais outre à ma timidité. J’ai parlé plusieurs fois du trac pour expliquer que le trac était pour moi très créatif. Mais alors il y a pour moi un trac énorme à parler en anglais; je prononce très mal les th, etc.

Emmanuel Legeard: Est-ce que ce n’est pas afin de surmonter ça que vous avez éprouvé le besoin de créer cette composition qu’est Mobile, et où, en fait, ce que vous inventez, c’est tout bonnement l’hypertexte? Bien avant Internet…

Michel Butor: Oui, c’est de l’hypertexte. Grâce à la disposition des morceaux de texte, il y a différents trajets possibles sur la page et à l’intérieur du volume et ça, oui, c’est moi qui ai inventé ça, mais comme beaucoup de précurseurs, j’ai été tout à fait ignoré.

Emmanuel Legeard: Pour rendre justice à votre œuvre, est-ce qu’il ne serait pas préférable de la lire en commençant par la fin, pour la remonter, en quelque sorte à contre-courant, jusqu’aux premiers livres?

Michel Butor: On peut très bien commencer par la fin, et on se promène à l’intérieur de l’œuvre comme on le fait toujours pour les écrivains anciens. Vous voyez, bon, La Comédie humaine… il y a des portes privilégiées qui sont soit le texte que Balzac lui-même a mis en premier qui est La Maison du Chat-qui-pelote, soit le texte habituel que l’on prend pour entrer qui est Le Père Goriot, soit La Peau de chagrin. Ça, ce sont des portails que Balzac a prévus. Mais on fait comme on veut, et surtout comme on peut; et selon les hasards, on va se mettre à lire tel livre, ensuite on va se mettre à lire tel autre – chacun à l’intérieur de la Comédie humaine prend le trajet qui lui convient, et tout ça, en général, ce n’est pas volontaire du tout, ce sont les faits qui font que vous avez rencontré tel ou tel livre. Il y a très peu de gens qui aient lu la Comédie humaine dans l’ordre proposé par Balzac, ordre qui, d’ailleurs, a changé plusieurs fois. Parce qu’il y a eu des romans entiers qui sont passés des d’une section à une autre.

Emmanuel Legeard: Vous pensez qu’on peut transposer vos œuvres au cinéma?

Michel Butor: J’ai fait des petits essais cinématographiques. J’ai collaboré à un certain nombre de documentaires et j’ai participé à deux films qui m’ont intéressé parce qu’apparemment, c’était impossible. Le premier, c’est sur Lautréamont et le second, sur Montaigne. Je suis très fier de ces deux films. La clef, pour visualiser Montaigne… c’est le fait que Montaigne compare lui-même son œuvre à une peinture. Comme vous le savez, c’est ce fameux passage où il parle de la construction de son œuvre et il dit qu’il y a un tableau bien constitué qui est au centre et qui devait être le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, mais qui finalement n’est que les Sonnets, et que tout le reste tourne autour comme l’œuvre d’un peintre qui fait des « grotesques », des fantaisies de toutes sortes. Alors, je me suis aperçu que ça, c’était une clef de la construction des Essais. Autrefois, on considérait que Les Essais, ce n’était qu’un entassement hétéroclite, que ce n’était même pas la peine de chercher une structure, et par conséquent cela montre bien qu’on n’avait pas lu le texte. J’ai eu la chance de m’apercevoir que le texte de La Boétie était – numériquement – au milieu du premier livre, et ça m’a donné une clef pour la construction de l’ensemble...

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